16II Une lueur bleue au bout du monde
— Oh, oh, Mme Bâ soi-même ! Quel honneur de recevoir une inspectrice dans notre modeste école !
— Le mois dernier, je n'avais que ma classe, j'étais comme toi, Demba. Alors pas la peine de faire des salamalecs. Relève un peu le nez de ton cahier et dis-moi ce que tu vois par la fenêtre.
— Vous croyez que mes lunettes ne fonctionnent plus, madame l'inspectrice Bâ ?
— Je n'ai pas besoin de ton humour, monsieur le directeur-instituteur, ni de grandes descriptions logiques. Réponds seulement à ma question : ici, qui fait quoi ?
— Si ça vous intéresse… Les trois garçons de Muusa se disputent un ballon jaune à moitié crevé. Jaara Dansira revient du puits en roulant des hanches, comme à son habitude. J'espère qu'un jour sa bassine pleine de linge lui tombera de la tête. Sur la plateforme à palabres, nos cinq grands-pères discutent. Ils ont l'air furieux, ils bavent, je ne croyais pas qu'il leur restait assez de colère. Jomo, notre réparateur de mobylettes, regarde son pied : peut-être qu'il se prépare à voyager ? Oh, oh, chez les Cissokho, on s'agite : Sira, l'aînée, épluche les oignons, Fenta prépare le feu, la troisième, j'ai oublié son prénom, elle découpe le mouton, vous devriez essayer leurs brochettes. Devant sa boutique bleue de téléphones, Douga est assis. Il doit dormir puisqu'une poule lui picore tranquillement le bas de son tee-shirt France Telecom.
— Bon. Si je dis conséquemment que, sur la place principale de notre bonne ville de Yélimané, les enfants jouent, les hommes parlent, attendent ou roupillent, et les femmes travaillent, est-ce que je trahis la vérité ?
— Non, madame Bâ ! La vérité peut vous remercier. Personne ne l'a mieux scrupuleusement décrite !
— Parfait. Nous sommes donc d'accord : ici, il n'y a que les femmes qui travaillent. Range cette vérité dans ton cerveau et revenons à ton registre. Je lis. Enfants recensés : 552. Garçons : 272. Filles : 280. Garçons scolarisés : 54. Filles scolarisées : 23. Qu'est-ce que tu répliques à ça, monsieur le directeur ?
— Hélas !
— Je suis d'accord avec toi : hélas ! Hélas, hélas ne sert à rien. Hélas est le mot le plus inutile de la langue. Hélas est l'hymne des impuissants. D'après toi, si les femmes, un beau jour, décident toutes d'arrêter de travailler, qu'arrive-t-il à l'Afrique ?
— L'Afrique n'existe plus.
— Excellent ! De nouveau nous sommes d'accord. Alors tu vas me faire le plaisir de changer tes chiffres. À ma prochaine visite, je veux autant de filles que de garçons sur les bancs de l'école.
— Vous oubliez les traditions, madame l'inspectrice…
— C'est toi qui vas les oublier, les traditions, comme tu vas oublier le mot « hélas ». Si vous, les hommes, vous perdiez tous un peu de votre mémoire, ça vous aiderait pour agir. Je compte sur toi.
Tel était le combat principal de Mme Bâ, l'ex-institutrice, récemment promue à l'Inspection. Un combat régulièrement livré dans chacun des villages de sa circonscription. Et non moins régulièrement perdu. Dans une famille, du matin jusqu'au soir, une petite fille rend des services utiles. Pourquoi l'envoyer à l'école où l'on passe sa journée à bâiller et bavarder, assis sur un banc ? De toute façon, dès dix, douze ans, il faut penser au mariage. Et qui a jamais constaté que l'écriture et la lecture façonnaient les meilleurs mariages ?
Ce matin-là, dans le gros village de Tambacara, comme je posais ma question rituelle (« Alors, monsieur le directeur, que vois-tu par la fenêtre ? »), deux personnages nouveaux firent leur apparition sous le soleil : un petit véhicule vert sombre, de marque Renault, rareté dans nos contrées de sable où règnentles arrogants 4x4 ; et sa conductrice, une jeune femme blonde, autre rareté, immédiatement fêtée par les enfants, madame, madame, un crayon, un bonbon, pourquoi tu t'es peint les cheveux ? Pourquoi ta peau est blanche et rouge ? T'as brûlé ?
Notre visiteuse fendit non sans mal la foule de ses admirateurs et s'avança vers nous, grand sourire et main tendue :
— Bonjour ! Je suis Florence Launay, agent consulaire à l'ambassade de France…
Présentation inutile : en cette jeune personne lumineuse j'avais reconnu mon amie des dernières volontés, celle qui transportait la Légion d'honneur.
— Vous m'aviez invitée. Alors, me voici ! Je suis venue. À titre tout à fait officieux. Profitant de mes vacances…
— Vous avez bien fait. Bienvenue en Afrique !
Le village tout entier faisait cercle autour d'elle et la détaillait sans rien dire. Elle perdait pied peu à peu. Elle tanguait. Elle avait dû partir sur un coup de tête. Et maintenant elle se trouvait, seule et abandonnée, au cœur de la brousse.
— La plupart de nos demandeurs de visas viennent de votre région…
Elle hésitait. Sa voix s'était mise à trembler, comme si elle allait pleurer. Elle nous regardait tous. Elle prit son souffle. Elle se lança :
— Voilà. Je voudrais comprendre pourquoi vous, Africains, vous voulez tous partir de chez vous.
Ô la vaillante petite, aborder ainsi, sans préambule, les vraies questions ! Et quitter ses bureaux climatisés pour venir s'intéresser à nous ! Mme Bâ décida de la prendre sous son aile. Mme Bâ va être franche avec vous. En cet instant, Mme Bâ n'était pas habitée par la seule bienveillance. Une stratégie toute simple s'installait dans sa tête. Rien n'est plus précieux pour un Africain que l'amitié d'un agent consulaire français. On ne sait jamais. Un voyage à Paris peut devenir à tout moment nécessaire. Autant faire amie avec cette touchante demoiselle.
Je m'approchai et lui posai maternellement les deux mains sur l'épaule.
— Alors vous avez choisi la bonne saison. Garez votre voiture à l'ombre du manguier, autrement, dans cinq minutes, il se pourrait qu'elle commence à fondre. Je vous attends.
Un cortège s'était mis en marche. La demoiselle avait été entraînée par les enfants.
— Pourquoi avez-vous tous l'air si grave ?
Elle interrogeait à sa droite, à sa gauche, elle voulait savoir.
— On porte quelqu'un en terre ? Je ne vois pas le corps. Et les pleureuses ? On m'avait dit… Je n'entends rien.
Elle babillait ainsi, elle n'arrêtait pas, comme une petite fille après une grosse frayeur. Il n'y a pas mille manières de se rassurer : on parle, on tend la main, on allume une lampe… Les voix des Blanches ont des aigus qui gênent. Il fallait le lui faire gentiment comprendre.
— Ce n'est pas en questionnant qu'on perce les secrets.
— Pardonnez-moi.
La longue file muette avait quitté les dernières maisons et cheminait lentement au milieu d'une angoissante étendue : un champ planté de pieux effilés.
La bavarde ne put retenir sa langue :
— J'ai vu des photos de la guerre. On dirait des défenses antichars.
Mme Bâ sourit :
— Tu permets que je t'appelle Florence ? Merci. Florence, nous n'avons pas peur des chars. Qui voudrait nous envahir ? Non, c'est notre manière à nous d'avertir le ciel : ne t'avise surtout pas de nous tomber sur la tête, tu seras piqué avant. Je plaisante. Jadis, l'année dernière, ou celle d'avant, ce champ était un bois, des dizaines d'acacias apportaient ombre et fraîcheur, et unrefuge pour les conversations amoureuses. Il n'en reste que ce que vous voyez. Bravo, les chasseurs de combustibles ! Ils ne se donnent même plus la peine de se baisser, c'est trop dur pour eux. Avec leurs haches, ils frappent à hauteur de la taille. Résultat, cette horreur. Mais le plus triste est à venir.
Le village descendit ainsi, lentement, au pied de la colline. Puis le village s'arrêta. Il avait atteint sa destination. Un village n'est pas une foule comme une autre. Un village arraché à la protection de ses murs ressemble à une tortue sans carapace, un escargot sans coquille. Il montre ce qu'il a toujours caché, ses ombres, ses blessures. Ses vieux plus que vieux, ses épaves. Personne ne manquait. On avait vidé jusqu'au dernier recoin pour l'événement. Les plus faibles avaient été portés, les quasi-morts, les très enceintes. Ils reprenaient souffle, assis sur les tas de briques.
Les yeux, tous les yeux ne quittaient pas le creux où, cinq mois durant, avait vécu la meilleure amie du village, la mare. Cataractes et autres purulences tropicales déduites, il devait bien y avoir cinq cents prunelles occupées à guetter.
L'eau, en se retirant, n'avait laissé que des craquelures profondes, un indémêlable écheveau de rides, comme si la terre, en cet endroit, avouait enfin son âge immense. Il ne restait plus qu'une flaque minuscule, là-bas, un miroitement gris picoré avec rage par les inévitables aigrettes. On n'entendait que le grésillement des mouches.
La tache grise rapetissait, rapetissait, disparut. À cet endroit, le sol demeura sombre quelques instants, puis s'éclaircit. Jusqu'à se fondre dans l'ocre général. Les aigrettes continuaient leur activité saccadée.
— C'est fini, dit le maire.
— L'eau reviendra quand ?
— L'eau, ça s'appelle la pluie. Elle n'arrive qu'en juin. Parfois juillet. Dans une moitié d'année.
— Et en attendant ?
— Rien, nous n'avons qu'une pompe. Une pompe n'a jamais remplacé une mare.
Elles dînaient.
Il n'y a pas d'autre restaurant à Tambacara. Une planche renversée sur deux piles de pneus ; une lampe-tempête suspendue à un portemanteau ; un menu du jour, unique et permanent : brochettes de chèvre ; pour les boissons, Fanta ou Coca ? Des canettes « spécial fraîcheur », alignées sur les étagères d'un imposant réfrigérateur américain. Dont manquent les deux portes.
La nuit était tombée, avalant d'un coup le village. Ne restaient que des ombres qui passaient et repassaient sans jamais s'arrêter. Et des bruits. Le raclement d'une sandale contre la pierre, le heurt d'un seau contre le puits, le beuglement soudain d'une vache résonnaient dans le noir. Peu de Blancs supportent sans trembler leur première soirée dans les ténèbres africaines.
Plus que jamais, la Française était dévorée par le besoin de parler. Elle entrebâillait la bouche, ses lèvres palpitaient, mais aucun son ne franchissait la barrière éclatante de ses dents. Elle devait se rappeler son humiliation de l'après-midi. Mme Bâ lui vint en aide : vous aimez votre métier ? Elle n'aurait pu viser plus juste. La jeune femme se mit à vibrer.
— Oh, je le sais bien, nous sommes méprisés. Les gens se moquent des affaires consulaires et de l'état civil. Et pourtant, un nom, notre nom, qu'y a-t-il de plus important ? C'est le maillon et c'est la chaîne, ce qui nous distingue et ce qui nous relie. Chaque fois que j'établis un papier, j'ai l'impression de baptiser, vous comprenez ?
Mme Bâ opinait. Elle n'avait jamais vu de près l'émotion d'une blonde. À la lumière tremblotante de la lampe, elle suivait, fascinée, les palpitations de cette peau transparente comme de l'eau, ces vagues de rougeurs qui passaient comme des nuages, les ondulations de l'imperceptible duvet, comme si un vent puéril s'amusait à souffler sur lui. Mme Bâ n'y tint plus, avança la main pour caresser. S'arrêta juste à temps. Malheureuse, c'est une consule, ton consul ! Quelle était donc cette maladie récente qui s'emparait d'elle, ce désir de caresser des peaux blanches ?
De l'autre côté de la place sablonneuse, une foule caquetante assiégeait la boutique de téléphones. Passé vingt heures, le coût des communications diminuait de moitié. Mme Bâ regarda sa montre. Ces familles déchirées par l'exil n'auraient plus longtemps à attendre pour s'envoyer des nouvelles par-dessus le Sahara et la mer Méditerranée.
On n'arrêtait plus Mlle Launay. Elle était remontée aux sources de sa vocation. Au commencement, la France était comme l'Afrique, elle n'avait pas d'état civil. On avait chargé les curés de faire le travail. Vous savez que notre premier registre date de 1328 ? « L'état des paroisses et des feux »… C'est émouvant, non ? La plupart des diplomates nous tiennent pour quantité négligeable, nous les consulaires. D'après eux, ne valent que les grandes questions insolubles : le statut de Jérusalem, la menace islamique en Asie centrale… Mais que seraient les relations internationales si nous n'avions pas de nations ? Et qui définit les nationaux, si ce n'est l'état civil ?
La sueur lui venait aux tempes. Je la laissai s'exalter. Elle était touchante, avec son grand désir de rangement. Encore une qui voulait mettre de l'ordre dans l'Afrique. Un beau sentiment l'animait. Pas question de le lui raboter. Notre réalité s'en chargerait. La douce demoiselle aurait le temps de se perdre dans nos complexités. Je me contentai de lui faire remarquer que nos métiers se ressemblaient.
— Moi, j'enseigne aux enfants à donner un nom aux choses. Toi, tu apprends aux adultes à se nommer eux-mêmes.
Je n'aime rien tant que l'étonnement des Blancs devant nos éclairs d'intelligence. Et la honte qui suit cet étonnement. J'entends avec délices ce qu'ils se disent en eux-mêmes : ces Noirs auraient-ils le même cerveau que nous ? Mais bien sûr, raciste que je suis. Oh, pourvu qu'elle n'ait rien remarqué !
— Pardon, balbutia-t-elle.
La lampe-tempête, qui fumait depuis longtemps, finit par rendre l'âme.
— Qu'est-ce que vous pensez des étoiles? Depuis toujours, je suis sûre que ce sont des dents.
— Des… dents ? Vous voulez dire des molaires, des canines ?
— Les dents de la nuit. La nuit n'aime pas les humains. Vous avez vu comme elle empêche nos nuages à pluie d'éclater ? Elle trouve ridicules notre agitation permanente et nos rêves minuscules. Elle ricane à notre pitoyable spectacle. Alors, forcément, on voit ses dents. Si elle pouvait, si elle n'était pas si haute, elle nous mordrait. Je me suis arrêtée de grandir juste à temps.
Au loin s'élevait, rageur, le grondement d'une mobylette.
— Parfois, on entend aussi le cri des hyènes, dit Mahamadou, le patron du restaurant. Vous ne voulez pas un dessert ? J'ai du Nutella.
Une masse blanche passait et repassait, un énorme bouc, tenu en laisse par un burnous sans visage. Peut-être était-ce celui du terrain d'aviation, qui avait accueilli l'avion des Baby-foot ? Depuis le temps, il n'avait donc pas trouvé preneur ? De l'autre côté du sable, le ton montait entre le téléphoniste et ses clientes.
— Ça fait une heure que j'attends et mon fils est malade !
— Rends-moi mon argent, j'ai été coupée !
— Qu'est-ce que j'y peux, moi, s'il n'y a pas de ligne ? Ah, enfin, Aulnay, qui a demandé Aulnay ?
Une à une finirent par être appelées toutes les villes de la banlieue parisienne, je les connaissais bien, tous les Soninkés connaissent Saint-Denis, Villiers-le-Bel, Montreuil, Aulnay, Drancy… On aurait dit le refrain d'une chanson triste.
— Alors, que pensez-vous de notre village ?
— Mon Dieu, je n'y avais jamais pensé : comment peut-on vivre sans eau ?
— Vous n'avez pas remarqué un autre manque ?
— Vous manquez de tant de choses !
— Je ne parle pas de choses.
Elle regarda autour d'elle avec l'attention d'une bonne élève face à une équation difficile inscrite au tableau noir.
— Il manque, il manque…
Elle fronçait les sourcils.
— Mon Dieu… Il manque les hommes.
— Et voilà ! Chez nous, vous pouvez être tranquille. Votre vertu ne risque rien. Entre quinze et soixante ans, ils sont tous partis, la plupart en France. Sans l'argent qu'ils envoient, nos villages mourraient de faim.
— Les pauvres !
— Ça, leur vie n'est pas douce, là-bas.
— Et pourtant… Non, je n'ose pas…
— Dites toujours. Je serai seule à entendre.
— On respire mieux sans eux.
Une autre que Mme Bâ, une moins délicate aurait poursuivi l'interrogatoire, aurait forcé la demoiselle à avouer son triste secret. Je me contentai de lui caresser les cheveux. Solidarité de femmes.
— Moi aussi, j'ai connu ce genre de dégoût.
De petites larmes timides lui coulaient des yeux.
— Allons, allons, ça passera. Un beau jour, sans prévenir, l'envie d'eux nous revient.
Le lendemain, j'étais partie de bon matin, appelée par ma belle responsabilité d'inspectrice. Inspectrice de l'Éducation nationale malienne ne signifie pas seulement contrôler, surveiller, visiter, faire surgir du néant budgétaire des livres, des cahiers et des craies, obliger les familles à envoyer leurs filles à l'école, reconstruire des murs après la pluie, défendre les bibliothèques contre les rats, lire la nuit les circulaires du ministère, recevoir le jour les experts en didactique de la Banque mondiale, de l'Agence de la francophonie, de Pédagogues sans frontières, de Retraités pour le développement, etc., etc.
Inspectrice veut dire aussi bergère, gardienne de troupeau, coureuse de brousse pour retrouver les instituteurs en fuite. C'était l'un d'eux que je devais chercher ce jour-là. Comme des dizaines de ses collègues, accablé par l'ennui de la vie au village, il avait disparu corps et biens, abandonnant sa classe. Que fait le maire, dans ces cas-là ? Il appelle Mme Bâ. Et que fait Mme Bâ ? Elle arpente la région sur sa mobylette jusqu'à ce qu'elle tombe sur le fugitif. Alors engueulade, moqueries, menaces et, sous les applaudissements et par la peau du cou, Mme Bâ le ramène à son poste. Triomphe de courte durée, sans doute. Qui a quitté quittera. L'attrait de la ville est trop fort. Mais qu'est-ce que la vie elle-même, sinon une victoire on ne peut plus provisoire ?
C'est donc l'humeur chantante, aussi poussiéreuse que fière du devoir accompli, que Mme Bâ revint. Sansavoir besoin d'être questionnés, les voisins se trémoussaient d'excitation et gloussaient :
— Ta Mlle Launay, les millionnaires l'ont invitée. Il fallait s'y attendre. Entre puissants, on s'accorde.
Impossible de s'égarer. Pour trouver le chemin qui conduit chez un millionnaire, il suffit de lever la tête. Chez nous, rien n'est bas comme un village : sitôt nés, le sol nous reprend dans sa bouche ; regrettant de nous avoir laissés partir, il nous ravale. Nos toits de tôle dépassent à peine le sable. Seuls émergent la grosse boule crème du château d'eau – quand la communauté internationale a eu la gentillesse de nous en faire cadeau –, les coupoles et minarets de la ou des mosquées et les maisons des millionnaires.
J'arrivai à la fin du couscous.
— Bienvenue, madame Bâ. Vous êtes ici chez vous. L'instruction est la mère de la réussite.
L'invitant était le plus ancien, le premier riche que le village eût jamais connu. Après trente-deux années d'usine Renault, il était revenu de France avec une valise de fer, et avait commencé de tout acheter. Les deux autres, retraités plus récents, ne juraient que par Citroën, leur société à eux. Ni l'âge ni la fortune n'avaient émoussé leur combativité. N'est-ce pas, mademoiselle Florence, que la R16 a révolutionné l'industrie automobile? Enfin, Bilal, elle est bien trop jeune pour s'en souvenir. C'est ça, le problème avec Renault, un passé glorieux, mais aucun renouvellement. Je suis sûr que mademoiselle a un faible pour laCX. Le ton montait, les vieilles voix se cassaient, elles muaient à l'envers, retrouvaient les aigus de l'enfance, pour un peu le trio en serait venu aux mains.
La paix survint grâce au catalogue de La Redoute posé sur la table basse. Mes amis, mes amis, au lieu de nous disputer, si nous profitions de la présence d'une très élégante et très jolie Parisienne – vous êtes parisienne, n'est-ce pas ? à la bonne heure –, pour lui demander conseil ? La proposition souleva l'enthousiasme : c'est que, voyez-vous, nous avons beaucoup d'épouses, et des jeunes. Privilège de millionnaires ! Ils se mirent à feuilleter.
— Nous vous devons un aveu, mademoiselle Launay, nos femmes ne portent pas seulement des boubous. Elles sont comme vous. Elles ne rêvent que de fantaisie.
Les trois têtes chenues s'étaient rapprochées à se toucher, elles s'émerveillaient devant les images, comme des enfants. Alors, mademoiselle Florence, une Aïcha de dix-sept ans, est-ce que ça lui plaira, la chemise néoromantique nervurée pur coton, référence 4356241 ? Et mon Halima, un peu replète, qu'est-ce que vous pensez de ça, page 81, la jupe trapèze à poche kangourou devant, couleur camel, référence 6385001 ?
— Typiquement le genre de manteau, là, page 62, à porter dans une Citroën Xantia.
— Encore un qui n'a jamais essayé la R25 Pallas. D'après toi, pourquoi le président Mitterrand l'a-t-il choisie, hein, pourquoi ?
La guerre était repartie. Et l'arrivée des sucreries au miel ne la calmait pas. N'importe quel autre spectateur serait mort d'ennui ou d'hilarité. Tout au contraire, notre amie s'intéressait, partageait les enthousiasmes : « quelle belle chose que la fierté de son métier » ! présentait ses excuses : «je dois vous avouer n'être pas très compétente dans le domaine automobile », minaudait : « alors mon pays, la France, vous a quand même donné votre chance », n'oubliait pas l'envers du décor : «j'ai vu Les Temps Modernesde Charlot, j'imagine toutes vos années à la chaîne »… Quant aux conseils pour les achats, elle se montra aussi parfaite : « au lieu de cette chemise maille fantaisie, pourquoi ne pas tenter ce fond de robe en maille interlock, notez, page 374, référence 6483453 ? Pour la vraie lingerie vous n'avez pas besoin de moi, je vous laisse à vos secrets. »
Tant de qualités ne pouvaient que raviver les sens d'hommes âgés, certes, mais conservés dans la verdeur par la double magie de la richesse et de la fréquentation, épisodique et régulière, de jeunes épouses. Elle fut trois fois demandée en mariage, avec la garantie d'un confort inconnu à Tambacara, bidet et abonnement à Canal +. Trois fois elle refusa, mais avec une si grande gentillesse qu'elle réussit à ne fâcher aucun de ces potentats.
Notre hôte lui avait pris la main et ne la lâchait pas.
— Dommage, dommage. Mais peut-être la nuit vous portera conseil. Allez, je vous raccompagne à la concession. Marguerite, j'aime ton amie. Si beaucoup de fonctionnaires lui ressemblent, je comprends mieux tes relations d'intimité avec l'administration française. Une seconde, j'appelle mon chauffeur. Vraiment? Vous préférez rentrer à pied ? Décidément, ce soir, les femmes ont des goûts étranges.
Sur le chemin, nous rencontrâmes un homme. Assis à l'écart, au pied du grand fromager, il ne bougeait pas. J'expliquai la situation à Florence.
Partout sur terre, l'homme digne de ce nom cache son chagrin. Il porte beau, souvent même il sourit. Comment reconnaître qu'il cache en lui un lac de larmes ? L'enquête est plus facile en Afrique : nous aimons tant vivre ensemble qu'un homme seul et immobile a bien des chances d'être envahi par la détresse. Un homme seul mais qui marche n'est pas seul, même s'il chemine au milieu du désert. Il vient de quitter un morceau de sa famille pour rejoindre un autre morceau. En avançant d'un pas puis d'un autre, il tisse. Les tisseurs sont des vainqueurs de solitude.
— Mais celui-ci est immobile. Il est donc vraiment seul.
— Tu as tout compris.
J'avais depuis longtemps identifié le pauvre garçon. L'habitant de Saint-Denis, croisé à Kayes deux jours auparavant, et alors si joyeux de retrouver sa famille et son village après trois ans d'absence.
Notre millionnaire s'approcha.
— Tu sembles bien désespéré.
— Je repars demain.
— Déjà ? N'as-tu pas fêté hier ton retour au pays ?
— À quoi sert de rester ? Je n'ai plus un cadeau. Mes deux femmes et mes enfants m'ont tout pris. Et maintenant, tu vois quelqu'un autour de moi ? Plus même un enfant. Je n'intéresse personne.
— Arrête de pleurer.
— Pardonne-moi.
De la manche il s'était séché les yeux. Il levait la tête vers l'ancêtre comme un enfant plein de confiance.
— Tu voudrais bien me donner ton secret ? …
Méfiant, le millionnaire se recula.
— Ne t'inquiète pas. Je te demande un secret qui ne te coûtera rien. Un riche, c'est quelqu'un qui se fait dévorer. Comment as-tu fait pour préserver ton bien ?
— Je ne suis jamais revenu. Jamais avant la retraite. Janvier 1965-février 1997, 386 mois de France, 11 712 jours.
— Autant de temps sans revoir le village ? Tu n'es pas devenu fou ?
— Je t'en ai assez dit pour cette fois. Ou tu vas devoir me payer. Me payer cher, ah, ah, ah! Bon voyage.
Le millionnaire continua sa route, majestueux et malin. Une fois pour toutes, il avait fait comprendre qu'il ne donnerait jamais rien. Sauf ses mains à toucher ou embrasser. Et le contact d'une main de millionnaire est la meilleure chose qui puisse vous arriver dans une vie. Elle vous transmet l'énergie et la chance, les deux mères de la fortune.
Je m'apprêtais fièrement à partir pour le Grand Nord. Selon toute probabilité, jamais aucun inspecteur, jamais aucune inspectrice ne s'étaient rendus là-bas, dans ces régions inconnues, porter ta bonne parole pédagogique. J'emportais mes armes à moi : trente-cinq Langage – Lecture1re année, collection « LeFlamboyant », tous ceux que j'avais pu trouver et cinquante kilos de circulaires. J'allais monter aux côtés du chauffeur maure, dans le vieux pick-up (prêté par le chef de Cercle : « Quand je pense que tu voulais monter là-haut sur ta mobylette ! Prends mieux soin de toi, madame Bâ, tu es folle, mais je t'admire »), quand la demoiselle accourut :
— Vous m'emmenez ?
— Je vous préviens : c'est loin !
— Justement, c'est là que je veux aller.
— Dans ce cas…
Nous roulions depuis déjà longtemps. Difficile de se parler quand les trous, ornières et autres accidents du chemin vous secouent le corps en tout sens. Mais rien, pas même les pistes africaines, ne peut faire taire durablement une Française bavarde. J'attendais la reprise de sa palabre. Elle ne tarda pas.
— Je croyais que Yélimané était le bout du monde, madame Bâ.
— Le bout du monde n'existe pas. De l'autre côté du bout du monde, il y a des villages, encore et toujours des villages.
— Vous voulez dire que, dans cette région… le Mali n'a pas d'état civil ?
La stupeur (ou était-ce un cahot plus violent que les autres ? )lui tordait le visage.
— Comment voulez-vous ? Ces populations sont tellement dispersées. Et tellement prolifiques.
— Vous devriez demander l'aide des mormons.
— Qui sont ces gens-là ?
— Les membres d'une secte américaine. Joseph Smith est leur prophète. Il a fait don au monde de la Révélation en 1841. Et cette Révélation ouvre à tous les croyants les portes de la gloire céleste.
— Merci à Joseph Smith ! Mais ceux qui sont nés avant 1841 ?
— Justement, madame Bâ. Vous posez la bonne question. Ces ancêtres doivent aussi pouvoir bénéficier de la Révélation. Comment faire? Joseph Smith a trouvé la réponse : c'est aux vivants de baptiser les défunts, tous les défunts, depuis Adam et Ève.
— Encore faut-il les connaître !
— Quel plaisir de discuter avec quelqu'un comme vous, madame Bâ ! On ne perd pas la moindre seconde en explications inutiles. Les mormons ont créé la Société généalogique. Ils ont creusé le désert de l'Utah, madame Bâ. Dans des caves immenses, ils entreposent les archives les plus complètes jamais rassemblées. Je vais leur écrire, leur demander de venir s'occuper du Mali. Et on y verra bientôt plus clair. L'humanité est une seule famille, madame Bâ.
— Et vous croyez que les Noirs font partie de cette famille ?
J'aurais dû lui épargner mon ironie. Elle voulait m'expliquer, se rendre utile. Et moi, l'imbécile, je l'avais vexée.
Chaque fois qu'un groupe d'habitations se présentait, je faisais arrêter un instant le pick-up. Une foule nous entourait. Je demandais le nom du lieu.
— Ici, c'est Gemu Kurumba.
— Vous avez une école ?
— Hélas, elle est bien gâtée !
— Je reviens demain, avec quelques livres.
— Merci, oh merci ! Tu n'aurais pas un chewing-gum ? Un Bic ? Un Coca ?
Et la même scène désespérante se reproduisait deux ou trois heures plus tard.
— Ici, c'est Iringodèbè.
— Ici, c'est Biladjima.
— Ici, c'est Marityamba.
La nuit tombait en même temps qu'une fatigue immense sur nos épaules et nos paupières de voyageuses au long cours. Je voyais bien que mon amie, de plus en plus molle, alanguie contre mon épaule, était en train de perdre espoir. Dans un si vaste territoire, comment construire un véritable état civil ? Les mormons eux-mêmes n'arriveraient à rien.
Une lueur bleue parut à l'horizon. Un phare timide comme la lampe d'une chambre d'enfant dans la maison déserte.
— Cette fois, nous arrivons peut-être au bout du monde.
Personne. Au contraire des autres villages, aucune petite troupe gesticulante n'était là pour nous accueillir. L'obscurité nous enveloppait. Nulle autre lumière que la lueur. Comment voulez-vous qu'au bout du monde on installe l'électricité ?
Nous avancions.
Toujours personne. Seulement guidées par la lueur qui tremblotait sur la façade d'une maison, là-bas, à l'extrémité de la ruelle principale. Une voix nasillarde résonnait dans l'air. On avait dû enfermer un gros insecte quelque part dans une boîte, et il protestait. Enfin, nous parvînmes à la source du reflet bleu. Le village le plus reculé du monde, dont plus tard j'apprendrais qu'il s'appelle Marasane, était là, tout entier réuni. Hypnotisé par un poste de télévision posé sur l'estrade à palabres. Les bambins allongés devant, presque collés à l'écran, comme si c'était une glace à lécher. Quel est le fruit dont la couleur est bleue ? Les vieux avaient leur place habituelle au pied d'un arbre dont on ne devinait que le tronc, énorme. Et le reste de la population entassé, en désordre, les uns debout, les autres assis sur tous les sièges possibles, pneus, bassines, seaux ou licous d'animaux. Une voiture avait été avancée contre l'estrade. Un drôle de véhicule inutile. Il lui manquait les roues. Son capot était levé. Un câble en sortait, branché sur les accus, et rejoignait l'appareil.
Au milieu du bleu, une dame à grand chapeau blanc pérorait devant un micro. Elle appelait : Miss Bretagne, Miss Picardie, Miss Pays basque. Chaque fois, une jeune fille s'avançait sur le devant de la scène. Applaudissements dans le poste et sur la place. Elle était demi-nue. Elle ne portait qu'une couronne et un maillot de bain.
— Mesdames et messieurs, et vous aussi chers téléspectateurs, je vous rappelle le numéro : 08 53 53 53 53 ; vous allez maintenant voter pour élire Miss France 2001.
L'image sautait sans cesse, comme si elle frissonnait. Ce frémissement me rappelait quelque chose. Je fouillai, fouillai dans ma mémoire comme dans un grenier. Un objet de mon enfance. Il aurait bien voulu me faire plaisir, revenir jusqu'à moi. Mais c'était comme si une poussière nous séparait, la cendre de toutes ces années écoulées.
Soudain, le souvenir surgit, comme neuf, débarrassé de toute sa gangue : lejouet scientifique qu'on m'avait offert pour mes dix ans. Cadeau à peine reçu jeté aussitôt dans le fleuve Sénégal, rappelez-vous.
La lueur tremblotait exactement comme l'aiguille de ma boussole. Tout devenait clair : la boussole et la télévision étaient de la même famille néfaste. Une machine à fabriquer de l'exil. Un piège qui vous force à regarder loin de vos racines, toujours vers le Nord, au-delà du bout du monde.
— Vous comprenez maintenant, mademoiselle, pourquoi tant de Maliens frappent à la porte de la France ?